Laisser de la place à la colère
Exprimer sa colère sans détruire les relations, une exploration
La semaine dernière j'ai eu le grand plaisir d'animer une session de formation à la Radical Collaboration et une participante a partagé un questionnement sur la colère :
“Quelle place peut-on donner à la colère dans des discussions d'équipe ? Notamment quand on est manager.”
La colère est une émotion mal-aimée. Souvent confondue avec la violence, elle est pourtant une émotionnelle essentielle, capable d’alerte sur des limites franchies ou des besoins non satisfaits. Tout dépend de comment, quand et à quel escient on l’utilise.
Dans cette édition, nous allons creuser :
Ce qu’est la colère et son rôle pour ajuster le fonctionnement d’une équipe
Comment évacuer sa colère
Comment exprimer une colère d’une manière qui prend soin des relations dans l’équipe
Bonne lecture !
PS : un grand merci à Layla, Romain, Kevin, Fanny, Amélie, Nambinintsoa, Cindy, Louis-René et Bertrand pour vos relectures et ajouts judicieux.
Pourquoi parler de colère ?
Avant de rentrer dans le “comment”, dans une partie plus pratique autour de la colère, j’avais envie de vous partager 3 changements de regard de ces dernières années sur la colère :
L’évolution de mon propre rapport à la colère. En sortant de mécanismes de suradaptation très ancrés (qui se manifestaient chez moi par une difficulté à poser des limites, à être sincère sur les sujets difficiles), j’ai compris dans mon corps et dans ma vie à quel point je devais laisser plus de place à ma colère. Plus qu’un désir c’était une nécessité vitale. L’absence d’expression de ma colère se manifestait par des formes subtiles de dépression et de perte complète de vitalité.
Une lecture plus politisée des émotions. Ne pas laisser de place à la colère dans l’espace public, c’est finalement laisser peu de place au débat. Or il y a de réels dysfonctionnements aujourd’hui ; la multiplicité des crises en cours, leur accélération et la lenteur à laquelle nous avançons (voire régressons) dans certains cas fait émerger de la colère collective. Et à juste titre !
Le manque d’espaces d’expression d’émotions inconfortables dans les organisations. Cela fait 10 ans que j’interviens dans des équipes pour accompagner à avoir des discussions collectives. Le principe de “bienveillance”* est très souvent posé au début de ces réunions et j’ai remarqué au fur et à mesure des années qu’il se diluait, voire était interprété par certain.es comme un “polissage de discours”. Comme si on ne pouvait plus nommer les irritants. Une forme de positivisme forcé qui dénigre les réalités inconfortables et les dysfonctionnements. Et dénigrer tout cela n’est tout simplement pas efficace. C’est même très contreproductif : si on ne se dit pas les dysfonctionnements, comment peut-on les résoudre ? Tout ce qui est vivant a besoin de feedback, de rétroaction, d’ajustement pour évoluer. Sinon, c’est la stagnation.
Je prépare un (ou plusieurs) épisodes du podcast l’Aventure du Lien pour parler de tout cela, d’une lecture plus intime et plus sociétale en même temps de la colère.
PS : il n’y a pas de bonne ou de mauvaise colère. Cet article ne vise pas à rentrer dans une forme de perfectionnisme dans notre rapport à la colère qui devrait être tout à fait contrôlé en toutes circonstances. C’est beaucoup plus une invitation à guider, canaliser nos colères vers un endroit de construction.
🎒Le déclic de la semaine : le rôle de la colère pour ajuster le fonctionnement d’une équipe
La colère : une émotion régulatrice
La colère est un signal d’alarme qui nous invite à nous mettre en mouvement.
A la différence de la frustration qui exprime un empêchement à réaliser quelque chose qui nous tient à cœur, la colère vient nous indiquer le dépassement ou l’atteinte d’une valeur. (merci Kevin Poussin pour la distinction entre les deux)
La colère est souvent décrite comme une émotion primaire. D’elle peuvent dériver plusieurs émotions comme l’indignation, le mécontentement, la rage, la hargne, l’emportement, l’exaspération, qui ont différents degrés d’intensité.
Brené Brown, chercheuse en sciences sociales à l’université de Houston, a passé les dernières dizaines d’années à étudier les émotions inconfortables (honte, culpabilité, vulnérabilité…), notamment sous le prisme du leadership. Pour Brené Brown :
"La colère est un catalyseur. C'est une émotion que nous devons transformer en quelque chose qui donne la vie : le courage, l'amour, le changement, la compassion et la justice"
En entreprise, ne pas exprimer / écouter la colère peut créer des environnements 🍉 “pastèque” : tout semble aller bien en surface, mais sous l'apparence, ça bouillonne de frustrations. Ouvrir des espaces pour la colère permet d'éviter cet écueil.
Prendre soin de sa colère
Exprimer sa colère de manière brute, “à chaud” peut être destructeur. Avant d’exprimer sa colère et ce qu’elle révèle, nous pouvons créer des espaces pour l’évacuer.
Evacuer : la laisser s’exprimer totalement, sans chercher à la contrôler, voire se laisser être entendu.e / vu.e dans cette colère pour ne pas être seul.e par rapport à sa colère.
Le but de cette phase d’évacuation : laisser de l’espace à votre colère, pour qu’elle puisse être entendue et vécue plutôt que réprimée, et pour que votre corps ne la stocke pas indéfiniment. Cela permet généralement au corps de revenir dans un état plus “neutre”, pour avoir des discussions sincèrement radicales plutôt qu’honnêtement brutales.
Quelques exemples :
3 minutes de danse enragée dans les toilettes sur une musique qui permet de ressentir la colère et de la laisser passer à travers vous (ma playlist pour cet exercice)
Des espaces de partage de votre émotion brute avec d’autres personnes - comme mon amie Layla qui a créé un groupe de personnes qui partent en forêt pour relâcher leurs émotions)
5 minutes d’écriture “tout ce qui me saoule en ce moment c’est…”
Une conversation téléphonique avec vous-mêmes (merci Mathieu pour l’astuce) où vous pouvez vous exprimer et vous écouter sur votre colère
La sollicitation de vos sens, pour faire redescendre une colère explosive. Quelques exemples :
Chercher 5 objets verts du regard dans la pièce où vous êtes, chercher à distinguer 4 sons différents, touchez 3 textures différentes, faites 2 mouvements différents, sentez le goût de votre salive dans votre bouche.
Remuer les pieds dans vos chaussures et chercher à remettre toute votre attention dans la sensation des chaussures
Ralentir le rythme de votre respiration, en faisant des expirations un peu plus longues que les inspirations (par exemple inspirer sur 3 temps, expirer sur 5 temps)
Pour certaines colères, notamment les colères récurrentes, trouver un.e partenaire de discussion, que ça soit une personne qui vous manage, ou quelqu’un dont c’est le métier d’accompagner (coaching, thérapie…), pourra aider à trouver du recul et à identifier les racines plus profondes qui peuvent amplifier une colère.
Désamorcer sa colère
Avant d’exprimer sa colère, il est possible qu’elle soit encore confuse / trop chaude / que la conversation risque trop de partir dans les tours. Dans ces moments-là, cela peut être intéressant de prendre un moment pour dialoguer avec colère, voir ce qui se cache sous sa surface, et plonger un peu plus en profondeur.
Au niveau du corps
Dans quel endroit du corps est-ce que votre colère se manifeste ? Quelles sont les sensations ? Les ressentis ? Leur intensité ? Leur texture ?
Dans les faits
Qu’est-ce qui s’est passé précisément qui a fait émerger cette colère ?
Qu’est-ce que cette colère vous montre ? Quelle limite a été franchie ? Quel besoin n’est plus assouvi ? Qu’est-ce qui est bafoué ?
Dans les émotions
Qu’est-ce que cette colère provoque comme émotions connexes ? Quelle est l’intensité de cette colère ? Contre qui est-elle dirigée ? (vers soi, un.e autre, une cause, un élément physique…)
Dans les pensées
Quelle histoire est en train de tourner dans ma tête autour de cette colère ? Qu’est-ce que je me raconte qui se passe ?
Quelle est la pensée qui tourne en boucle ? Me rappelle t’elle d’autres situations ?
Clarifier son intention
Quelle est votre intention en partageant votre colère ?
Pour exprimer votre colère de manière efficace (efficace et pour traiter le sujet en jeu et pour maintenir la qualité des relations), reconnectez vous à votre intention dans la relation.
Souhaitez-vous nourrir la relation ou juste évacuer votre frustration ?
Si c'est cette dernière, revenez à la phase d’évacuation ou de désamorçage avant de parler à l'équipe.
Et pour nourrir ces intentions, qu'ai-je besoin de partager ?
Et comment puis-je le faire d'une manière qui va nourrir une posture partenariale plutôt qu'une posture adversariale ? Qu’est-ce que je peux faire de manière concrète qui va aider l’autre à sentir qu’il.elle est mon partenaire pour résoudre ce sujet ?
🎒 L'outil de la semaine : le nom de code
Programmer des moments réguliers d’expression et traitement
Anticiper les conflits avant qu'ils ne se produisent est essentiel. Créez des espaces réguliers pour que les membres de votre équipe puissent exprimer leurs limites et frustrations. Voici quelques idées de moments dans lesquels créer des espaces d’expression et de traitement des messages de la colère :
Des moments en équipe programmés : par exemple lors de réunions d’équipe mensuelles ou trimestrielles
Des moments en individuel, par exemple lors des entretiens individuels annuels ou des réunions individuelles d’accompagnement managérial
Moments de feedback programmés en équipe et/ou lors d’entretiens individuels (mensuels, trimestriels)
Et au quotidien, pour réguler au fur et à mesure : l’utilisation d’un nom de code.
Nom de code = créer une phrase / une expression spécifique qui, quand elle est prononcée, peut déclencher une conversation pour exprimer et traiter une colère. Par exemple : “est-ce qu’on peut se faire une conversation en sincérité radicale?”
3 grands avantages d’un nom de code :
Cela clarifie l’intention de la discussion à venir : traiter un sujet pas évident, mais d’une manière partenariale
Facilite le traitement des sujets (plutôt que de les laisser traîner par peur d’arriver au mauvais moment / de la mauvaise manière)
Ne nécessite pas d’être formé.e à un processus de résolution du conflit complexe
3 exemples de noms de code :
Brené Brown (encore elle) dans son ouvrage Dare to lead, parle des conversations “rumble” - en français cela pourrait se traduire par une conversation qui bouscule. Elle explique que dans son équipe, dès qu’un sujet inconfortable traîne trop, une personne propose de “rumble”, de rentrer dans cette conversation inconfortable, avec l’intention de faire grandir l’équipe
Mon amie et collègue Amélie me partageait que son ancienne équipe pratiquait le rituel du “déminage”. Quand un sujet est trop brulant ou conflictuel, une personne non concernée par le conflit peut proposer aux personnes concernées de guider une conversation de déminage, dans le but de déminer le problème. Ou les personnes concernées peuvent se le proposer mutuellement, toujours dans cette intention de déminer le problème et de prendre soin de la relation.
De mon côté j’utilise le code “sincérité radicale” comme un nom de code qui me permet d’aborder des conversations délicates avec des partenaires de collaboration. Pour parler de limites franchies qui ont provoqué de la colère, ou d’autres émotions complexes.
Pour les personnes qui souhaitent s’appuyer sur des processus plus guidés, vous pouvez également vous inspirer des processus de CNV (communication non violente), de canvas comme le canvas “stinky fish” (pour désamorcer les sujets qui ressemblent à des poissons puants) ou encore du clearing model.
❓ La question de la semaine : quelle relation avez-vous envie de nouer avec votre colère ?
Pour explorer votre relation collective en tant qu’équipe, vous pouvez créer une discussion d’équipe autour des thèmes suivants :
Quel est le rôle de la colère dans notre équipe ?
Quels sont les meilleurs moments pour partager nos limites, leurs dépassements
Comment voulons-nous ajuster notre fonctionnement d’équipe au fur et à mesure ?
Pour explorer votre relation individuelle à votre colère, vous pouvez :
Ecouter cette playlist sur la colère
Faire le cours de Qoya* “Dire non” pour muscler votre assertivité et votre capacité à exprimer vos limites. Cours disponible à ce lien. Code secret: Ma@5=Q9*
Participer au cours de Qoya en ligne du 24 octobre à 14h00 par mon amie et collègue Layla. Inscription à ce lien.
Ecrire une lettre à votre colère
*le Qoya est une pratique de mouvement dont je suis professeure depuis 2 ans. Cette pratique allie des mouvements de danse libre, yoga et respiration pour nous amener à nous connecter à notre corps, nos ressentis.
🛑 Pour explorer votre relation à la colère et d’autres émotions qui font partie de vous ? Rejoignez le défi Sincérité Radicale pendant le mois de novembre.
🤝 Pour développer vos compétences de collaboration, rejoignez-moi pour la formation Radical Collaboration. Prochaines dates : 9-10 décembre et 13-14 janvier à Annecy, 6-8 février 2025 à Lyon, 3-5 mars à Nantes, 3-5 avril à Annecy et 21-24 mai en résidentiel dans le jura. Inscriptions à ce lien. laissez-moi votre mail pour être informé.es d’autres dates à ce lien.
Dans les éditions précédentes de Construire des Ponts
Quand l’organisation prend soin des relations (tout n’est pas histoire de responsabilité individuelle)
Le pouvoir de l’appréciation - ou comment devenir supporteur / supportrice
Prendre soin des conflits (car ils sont inévitables, et utiles !)
Oser la sincérité radicale ( ce n’est pas l’honnêteté brutale ni l’empathie toxique)
Créer les conditions de l’écoute (ça ne suffit pas de bien écouter)
Dire non pour prendre soin de la relation (où vous découvrirez la carte de fidélité au non)
Coopérer avec ses concurrents (peut être découvrirez-vous de nouvelles zones d’opportunité)
Penser long terme (parfois les solutions que nous essayons sont de fausses bonnes idées)
Revenir à son intention (garder le cap, même en cas de conflit)
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