Les histoires qu'on se raconte et comment les vérifier (ou pas)
Le rôle des suppositions dans la communication et comment les vérifier
Imaginez un recrutement qui dérape : une nouvelle recrue, amie d'une collègue, surprend une conversation confidentielle. La RH l'apprend plus tard, et ce non-dit crée une tension qui empoisonne les déjeuners d’équipe. La situation s’envenime encore plus à cause de l'absence de dialogue, laissant place aux suppositions et aux malentendus.
J’ai entendu cette histoire il y a quelques semaines lors d’un atelier et elle m’a fait réfléchir sur la force des suppositions. Ce n’est qu’une histoire parmi les dizaines d’histoires que j’entends tous les jours sur les histoires que nous nous racontons sur ce que les autres pensent / sur la vérité d’une situation.
Les suppositions sont des interprétations, jugements, hypothèses, histoires que nous nous racontons les un.es sur les autres, souvent sans preuve solide.
Elles agissent comme un nœud dans un tuyau d’arrosage : tant qu’on ne le dénoue pas, rien ne peut passer. Vérifier les histoires que nous nous racontons, c’est remettre en place le tuyau pour que l’eau de la communication puisse à nouveau couler librement.
Dans cette édition :
Pourquoi nous faisons des suppositions
Leur impact (tant pour les suppositions négatives que les suppositions positives)
Comment identifier des suppositions et les vérifier
Des histoires de suppositions débusquées et l’impact positif
💡 Le déclic de la semaine : la puissance des histoires
Pourquoi nous faisons des suppositions
Selon le modèle du cerveau prédictif, nous faisons des suppositions pour plusieurs raisons :
Simplifier la réalité
Minimiser l’incertitude
Réduire l’effort cognitif
Nous nous baserions sur nos expériences vécues pour créer des récits qui expliquent la réalité et nous aident à naviguer l’incertitude.
Cependant, dans des communications inter-personnelles, les suppositions peuvent vite transformer une situation en amas de non-dits ou en tension.
Les suppositions agissent comme un nœud dans un tuyau d’arrosage : tant qu’on ne le dénoue pas, rien ne peut passer. Vérifier les histoires que nous nous racontons, c’est remettre en place le tuyau pour que l’eau de la communication puisse à nouveau couler librement.
L’impact potentiel des suppositions :
Distance dans la relation (voire rupture de lien) : lorsque nous faisons des suppositions, elles prennent la place de la réalité. Peu à peu, le dialogue que nous entretenons avec nous-mêmes (les fameuses ruminations) prend le dessus sur la conversation avec l’autre et peut créer de la distance avec l’autre, voire un fossé relationnel.
Escalade de la peur. Les suppositions alimentent souvent la spirale des ruminations. On peut prendre l’analogie d’une recherche santé sur un forum santé. Souvent, chercher pour un symptôme une explication dans un forum santé (le royaume des suppositions) conduit à une escalade d’interprétations dont la conclusion peut être un cancer ou une maladie incurable.
Inflation potentielle du conflit : une suppositions non vérifiée peut renforcer la binarité des positions (j’ai raison / tu as tort) et empêcher de trouver des solutions efficaces dans la situation donnée.
Idéalisation de la situation : dans le cadre de suppositions idéalistes sur l’état de la collaboration (“l’autre m’adore”, “c’est le meilleur partenariat du monde”, “c’est ma recrue idéale”), cela peut nous couper de la réalité, collaborer sur base d’une version fantasmée des choses, et tomber de haut quand la réalité ne s’avère pas conforme aux attentes.
Pourquoi vérifier les suppositions
Vérifier les suppositions, c’est dénouer le nœud du tuyau d’arrosage et permettre à l’information de circuler librement à nouveau.
Brené Brown, chercheuse en sciences sociales sur les sujets du leadership, de la communication, partage dans Dare to Lead que les participant.es de ses recherches qui ont le plus haut niveau de résilience utilisent des phrases de ce style dans des conversations pour vérifier les suppositions :
L’histoire que je me raconte
L’histoire que j’invente
Je me raconte que …
La lecture de ce passage a été une claque pour moi. Cela m’a pris du temps à passer à l’acte - entre l’intention de clarifier les suppositions aux moments où j’ai pu faire des moments en sincérité radicale avec mes proches, collègues et partenaires.
Et, de manière très honnête, vérifier mes suppositions est l’une des techniques les plus efficaces que j’ai pu tester pour améliorer la qualité de mes relations, désamorcer des tensions et (re)créer du lien.
Les impacts que j’ai pu expérimenter (et qui sont corroborés par les recherches des spécialistes de ce sujet, comme Jim Tamm, Ron Luyet de la Radical Collaboration, Brené Brown ou encore Kim Scott de la Radical Candor) :
Création de lien avec l’autre : vérifier les suppositions avec l’autre, c’est engager un processus collaboratif et partenarial. Là où les suppositions entretenues peuvent créer des positions antagonistes, vérifier les suppositions avec l’autre peut renforcer la connexion et la sensation de travailler ensemble.
Facilitation de la sécurité psychologique. La sécurité psychologique est la croyance que, dans une équipe, je peux être qui je suis, apprendre, contribuer, m'exprimer sans craindre de représailles (c.f mon dernier article sur ce thème) Créer des discussions qui permettent de vérifier les suppositions favorise ce climat et montre aux personnes qu’elles peuvent faire des suppositions erronées, les vérifier sans crainte de représailles.
Champ de vision élargi : plutôt que de voir la situation d’un seul point de vue et de rester prisonnier ou prisonnière de notre prisme, nous obtenons plus d’informations, pouvons prendre en compte plus d’éléments et potentiellement résoudre la situation plus facilement
🎒 L’outil de la semaine : vérifier nos suppositions
Ceci sont des étapes que j’utilise à moultes reprises dans mon quotidien pour désamorcer des situations de tension, et même en prévention avant que des tensions ne s’installent. Je vois ça comme une forme d’hygiène relationnelle : de la même manière que nous prenons une douche pour notre hygiène corporelle, vérifier les suppositions est une douche des relations (pour éviter que des débris / saletés ne s’accumulent).
Etape 1 - Identifier les histoires qu’on se raconte
L’objectif : dégonfler la machine à produire des ruminations et gagner en clarté.
3 questions que nous pouvons nous poser à ce moment-là :
Dans cette situation, qu’est-ce que je me raconte comme histoire ? Cette histoire peut concerner ce qui se passe, ce que l’autre pense de nous, comment nous nous percevons nous-mêmes.
Quelle croyance ou expérience passée influence cette histoire ? Avons-nous vécu une situation similaire qui pourrait colorer votre perception de la situation actuelle ?
Ai-je des peurs qui biaisent ma perception ? Cela pourrait être des peurs d’être invisibilisé.e, exclus.e, incompétent.e, pas à la hauteur, moqué.e, rejeté.e par les autres.
Exemple d’un cas où mon client ne me répond pas. Les histoires que je peux me raconter : la mission n’est pas importante pour lui, ils sont complétement sous l’eau, je n’ai pas bien préparé le projet (peur d’incompétence), j’ai raté une étape, ce que je leur ai proposé ne leur convient plus.
Ces histoires, bien que plausibles, sont des hypothèses qui ne reposent pas sur des faits vérifiables. L’objectif ici est de les identifier clairement pour ne pas les laisser prendre le dessus sur notre perception.
Etape 2 - Vérifier ce que l’on peut vérifier seul.e
L’objectif : ramener du factuel dans la situation pour étayer ou infirmer vos suppositions.
Dans ces histoires, qu’est-ce qui est vérifiable d’un point de vue factuel ?
Qu’est-ce qui a à voir avec la situation actuelle ? Et qu’est-ce qui me fait plutôt écho à des situations passées ?
Pour vérifier ces histoires, nous pouvons :
Re-dérouler l’interaction : la revivre étape par étape en décrivant les faits, ce que nous avons observé et vécu. (de mon côté je prends un stylo, ou mon clavier et je reprends la situation étape par étape et ça m’aide généralement à prendre un grand recul sur la situation)
Raconter la situation à une personne externe pour qu’elle nous aide à identifier ce qui est vérifiable (de mon côté j’ai quelques pair.es entrepreneur.es et amie.s avec lesquels je fais souvent des dialogues de ce type et ça m’a permis de dégonfler des tensions plus d’une fois !)
Etape 3 - Vérifier les suppositions avec la personne concernée
L’objectif : parler directement à la personne concernée et dénouer le nœud de manière directe.
Cette étape est particulièrement utile si nous parlons plus de cette situation à d’autres personnes qu’à la personne concernée directement.
Cette étape est l’une des étapes qui a le plus changé mes relations ces dernières années. Une fois le tri fait de mon côté de ce que je me raconte, de ce que je peux vérifier, avoir un échange sincère avec la personne concernée pour vérifier mes suppositions a désamorcé un grand nombre de questionnements qui auraient pu devenir des tensions ou des conflits.
3 clés pour une communication efficace :
Clarifier notre intention dans cette discussion : en quoi est-ce que cette discussion est au service de la relation ?
Adopter une posture curieuse. Jim Tamm, co-fondateur de la Radical Collaboration parle d’"être curieux plutôt que furieux” : nous ne sommes pas là pour attaquer l’autre sur base de cette supposition.
Vérifier la disponibilité de l’autre pour la discussion. La Communication Non Violente utilise l’anagramme E.T.E pour cela : ai-je l’Envie, le Temps, l’Energie de cette discussion (source).
Exemple
Il y a à peu près un an, je devenais intervenante pour une formation pour un module. Quelques semaines avant la formation je reçois un message de la coordinatrice :
“J’ai remarqué que tu ne communiquais pas sur cette formation, je me demande si tu es toujours aligné.e avec notre partenariat, est-ce le cas ?”
Elle me partageait dans son message qu’elle se racontait l’histoire que, parce que je ne communiquais pas (contrairement à mon habitude, étant une aficionada de LinkedIn et de communication de manière générale), je n’étais plus alignée avec la formation ou qu’il y avait un souci.
J’ai pu clarifier en réponse à ce message que j’étais en surcharge de projets à communiquer et que j’avais du mal à tout suivre. Cela m’a également permis de me rendre compte de l’impact de la non-communication dans ce partenariat et je me suis remobilisée pour communiquer. Cela a énormément renforcé la confiance dans ce partenariat, et nous avons pu revérifier d’autres fois des suppositions, et dénouer les noeuds rapidement avant que nos tuyaux d’arrosage explosent.
❓La question de la semaine : quelle(s) histoire(s) est-ce que je me raconte ?
Les sources pour approfondir ce sujet
L’échelle d’inférence pour déconstruire nos hypothèses et suppositions et leur rôle dans nos actions
Dare to lead - Brené Brown
Radical Collaboration, Jim Tamm & Ron Luyet
Radical Candor - Kim Scott
Hohwy, J. (2013). The Predictive Mind. Oxford University Press.
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Dans les éditions précédentes de Construire des Ponts
L’effet boomerang de l’honnêteté - comment sortir de l’honnêteté brutale
Faire une excuse en sincérité radicale - de la honte à la responsabilité, une invitation à s’excuser sans se justifier
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Dire non pour prendre soin de la relation (où vous découvrirez la carte de fidélité au non)
Coopérer avec ses concurrents (peut être découvrirez-vous de nouvelles zones d’opportunité)
Penser long terme (parfois les solutions que nous essayons sont de fausses bonnes idées)
Revenir à son intention (garder le cap, même en cas de conflit)
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