Les ruptures professionnelles sont de vraies ruptures
Comment mener nos ruptures professionnelles pour préserver la relation à long terme ?
Ces derniers mois j’ai eu des conversations avec plusieurs personnes autour de fin de projets collectifs : des départs d’entreprise dans certains cas, des séparations d’associés dans d’autres. Et à chaque fois, il y avait beaucoup plus en jeu que les questions monétaires, de rupture de contrat. Ces discussions révélaient des enjeux profonds relationnels, de reconnaissance, et surtout émotionnels.
Comment mener nos ruptures professionnelles pour préserver la relation à long terme ?
Dans cette édition, nous plongeons dans :
La courbe du deuil et l’impact d’une rupture professionnelle
2 outils pour prendre soin d’une rupture professionnelle (Travail Qui Relie et Négociation Basée sur les Intérêts au programme)
La rupture professionnelle : plus qu’une fin de contrat.
Une collaboration est une relation qui peut prendre énormément de place dans nos quotidiens. On parle même parfois de “work husband” ou de “work wife”, pour illustrer l’importance des relations de travail.
Clôturer une relation de collaboration, voire toute une équipe ou un projet ou une entreprise a un impact sur les organisations et sur les personnes :
Au niveau personnel
Impact sur l’identité des personnes
Impact sur la relation avec la personne avec laquelle la relation de collaboration était.
Exemple d’une belle clôture de relation professionnelle (Merci Julia pour l’exemple)
Annoncer à mon patron (sur la pointe des pieds) que je souhaite quitter mon CDI pour me lancer dans mes propres projets, me voir accorder cette demande et quitter le boulot dans un délai très bref, avec des indemnités de chômage. Proposer à ce même employeur de continuer à travailler ensemble de manière ponctuelle et sous forme de prestations de service dès que j'aurai mon statut de micro, et le sentir enthousiaste!!
Au niveau de l’équipe : re-configuration des rôles, des relations, impact sur la dynamique du groupe (notamment si une personne centrale part)
Au niveau des projets : perte de compétences, réorganisation, impact sur la mémoire organisationnelle
Au niveau de l’entreprise : impact potentiel sur la marque employeur selon comment la rupture est gérée, image de l’entreprise à l’extérieur (notamment pour les rôles très visibles / publics)
L’impact peut se manifester à court, moyen, voire long terme. Il existe même un "effet boomerang" pour les personnes qui reviennent dans leur entreprise quelques années après l'avoir quittée.
En 2022, nous avons clôturé le collectif des Joyeux Audacieux, que j'avais cofondé et qui a duré plus de cinq ans. La fin a été très progressive : plus d'un an de réflexion, un séminaire accompagné (merci Julie Naudet), à partager nos vécus et ressentis. Ce temps d'attention et de soin m'a donné une envie profonde d’être plus attentive à la façon dont nous clôturons nos projets professionnels.
💡 Le déclic de la semaine : rupture professionnelle et deuil
Un processus de séparation professionnelle suit souvent la même dynamique émotionnelle qu’un deuil. La fin d’une collaboration, surtout si elle est longue et/ou subie et/ou suit des épisodes douloureux, peut provoquer des sentiments de perte, de tristesse, voire de colère.
La courbe du deuil, décrite par la psychiatre Elizabeth Kubler-Ross, identifie cinq grandes étapes que traverse une personne en deuil (y compris lors de pertes professionnelles). Ces étapes ne suivent pas toujours un ordre strict, et toutes les personnes ne les vivront pas de la même manière, mais il est commun d’en ressentir au moins deux.
Source du visuel : Bloculus
La courbe du deuil comprend plusieurs étapes :
Déni : Refus de voir que la relation est réellement terminée.
Face à un phénomène qui est peut être “trop”, notre psyché reste “bloquée”, sidérée, un peu comme un lapin devant les phares d’une voiture, incapable d’intégrer d’autres informations.
Colère : Ressentir des émotions fortes, parfois dirigées vers l’autre partie.
Cela peut être une phase où on cherche les coupables, ceux. ce qui est responsable de cette séparation. La colère peut également être une phase d’indignation, qui cherche à mettre la lumière sur les injustices qui peuvent exister. (pour plus d’exploration sur la colère, lisez cette édition de Construire des ponts dédiée à ce thème)
Négociation / marchandage : Chercher à prolonger ou sauver la relation.
Cela peut être une phase de recherche de compromis, d’entre-deux, d’issues de secours. Par exemple, partir en mi-temps plutôt que de quitter une association dont on n’a plus foncièrement envie / qui ne correspond plus à nos besoins.
Dépression : le moment où la vague émotionnelle nous touche.
Elle peut être d’autant plus forte que les phases d’avant ont duré longtemps. Imaginez-vous lutter contre une vague pendant 10 minutes, puis céder à sa force, vous aurez beaucoup moins d’énergie que si vous l’aviez vu arriver et vous étiez positionné.e. en dessous. Parfois cette phase peut être reliée à une sensation d’impuissance.
Acceptation : Finir par accepter la situation, et aller vers des phases d’expérimentation et d’ouverture à de nouveaux possibles.
💙 Les 2 outils de la semaine
Pour cette newsletter, ce n’est pas un mais deux outils que j’avais envie de vous partager :
Le Travail Qui Relie, pour accompagner les émotions et le bilan du projet
La Négociation Basée sur les Intérêts, pour accompagner les discussions de clôture
Outil 1 - Les 4 étapes du Travail Qui Relie - pour faire le bilan du projet
Lors des fins de projets et de relations professionnelles (que ce soit les miens ou des relations dont j’accompagne la clôture), j’utilise souvent l’approche méthodologique du Travail Qui Relie. C'est une méthode d'écopsychologie, créée par Joanna Macy, pour nous accompagner à vivre nos émotions face à l'ampleur des changements sociétaux et à cultiver notre espérance et action juste.
1 - S’enraciner dans la gratitude
La première étape consiste à identifier tout ce qui fonctionne bien / a bien fonctionné sur ce sujet :
Qu'est-ce que ce projet / relation / sujet vous a apporté ?
Qu'est-ce qu'il vous a permis ?
Qu'est-ce que vous avez apporté à ce projet / relation / sujet ?
Qu'est-ce que cela a permis ?
2 - Reconnaître et honorer sa peine
La deuxième étape consiste à identifier les émotions / sensations / intuitions plus inconfortables liées à ce sujet.
Dans ce projet / relation / sujet, qu'est-ce qui a été difficile ?
Qu'ai-je ressenti / vécu ?
Par mes actions / inactions, en quoi ai-je contribué aux moments difficiles ?
En quoi les autres / le contexte / l’entreprise a contribué à ces moments difficiles ?
3 - Changer de regard
Après avoir honoré vos peines, le but est aussi de retrouver un nouveau souffle et de l'inspiration sur ce projet.
Qu'est-ce qui vous appelle ?
Qu'avez-vous envie de vivre ?
Quel est votre rêve ?
Suggestion : changer de configuration dans votre espace (d'assis.e, passer à debout, changer de lieu, mettre une musique etc...)
4 - Aller de l'avant
Après ces 3 étapes, l'objectif est de ressentir / identifier / imaginer ce qui en émerge.
Qu’est-ce que ce moment m’inspire ?
En ce moment, qu’est-ce qui attire mon attention / mon énergie ?
Si je devais commencer par quelque chose, qu'est-ce que cela serait ?
💙 L’outil 2 de la semaine : la négociation basée sur les intérêts - pour décider des modalités de clôture
La négociation basée sur les intérêts est issue de la Radical Collaboration, méthodologie à laquelle je forme pour développer les compétences de collaboration. J’ai beaucoup utilisé cet outil dans des fins de projet, que ce soit les miens, ou des associé.es qui se séparaient.
Le but d’une négociation basée sur les intérêts :
Aider les personnes à trouver des solutions innovantes, créatives, durables à long-terme à des sujets communs, en multipliant les gains communs, et d’une manière qui prend soin de la relation.
Quand utiliser cette méthodologie :
Pour soi dans une préparation d’un entretien de séparation, pour clarifier ses enjeux personnels, ses options, et imaginer ce qui se passe pour l’autre
A deux, dans le cadre d’un échange où les deux personnes ont envie de co-construire une solution satisfaisante (en situation de crise explosive, il vous sera plus utile de faire appel à un.e méditateur.trice et/ou à des avocat.es).
Ce qui suit présente les étapes d’une négociation basée sur les intérêts. Pour approfondir cette compétence / la manière de mener une négociation basée sur les intérêts, vous pouvez me rejoindre pour une formation Radical Collaboration (où nous passons quasiment 1 jour complet sur la Négociation Basée sur les Intérêts), ou me solliciter pour un accompagnement personnalisé :)
Les étapes d’une négociation basée sur les intérêts
(en italique, vous trouverez pour chaque étape l’exemple de la clôture des Joyeux Audacieux)
1. Donner le ton et clarifier le processus
Trouver le bon moment et processus pour guider la séparation : est-ce seuls ? Est-ce de manière accompagnée par une tierce personne neutre ? Est-ce qu’on prend des notes ensemble ?
Comment peut-on prendre soin l’un de l’autre lors de ce processus de séparation ? S’aider à se sentir important.e, compétent.e, apprécié.e pour qui on est ?
Exemple : nous avons d’abord fait des bilans individuels, puis 2 jours de séminaire accompagnées par Julie Naudet, puis un nouveau temps de bilan individuel avant d’en reparler quelques mois après et de décider la fin des Joyeux Audacieux.
2. Clarifier le sujet du jour
Quel est le vrai sujet ? Est-ce la cession des parts ? Est-ce la clarification des non-dits qui se sont accumulés au fur et à mesure des années ?
Exemple : il y a eu plusieurs sujets successifs : comment faire le bilan des 4 années passées ? A t’on envie de continuer à collaborer ensemble, et si oui, sous quelle forme ? Puis le 3ème sujet : comment clôturer les Joyeux Audacieux ? Chaque sujet a fait l’objet de discussions dédiées.
3. Clarifier, partager ses intérêts / enjeux et s’ouvrir à ceux de l’autre
En Radical Collaboration, les intérêts est l’ensemble des éléments qui rentrent en jeu pour les personnes concernées. Dans une négociation classique on partage souvent peu d’éléments. C’est un peu comme une partie de bluff où chacun.e garderait le maximum de cartes entre ses mains, forcerait l’autre à révéler les siennes pour contrôler au maximum l’issue de la négociation.
Plus vous partagez vos enjeux / intérêts, plus vous allez pouvoir co-construire avec l’autre personne.
Si nous ne partageons pas nos enjeux avec l’autre personne, comment peut-elle bien les prendre en compte ?
Dans le schéma ci-dessous vous trouverez une liste non exhaustive d’enjeux que vous pouvez explorer individuellement, en préparation de votre séparation, puis en rendez-vous, pour partager le maximum d’infos.
Exemple de mes intérêts lors de la fin des Joyeux Audacieux : reconnaissance de mon travail pendant les différentes années, plaisir dans l’engagement bénévole, augmentation de mes revenus
5. Identifier ses plans de secours
Les plans de secours est ce que chacun.e peut faire pour prendre soin de ses propres intérêts sans dépendre de l’autre. Autrement dit : comment vais-je satisfaire mes intérêts si je ne trouve pas d’accord satisfaisant avec l’autre personne ?
Le but n’est pas de les partager, mais plutôt d’être au clair avec son propre plan de secours en amont de la négociation, d’une manière à ne pas être dépendant.e à 100% de l’autre dans la négociation, et d’avoir pris soin au maximum de ses intérêts.
Le but du jeu : bonifier son plan de secours.
Exemple : partir seule du projet et laisser l’équipe le reprendre, plus parler de mes actions dans les joyeux audacieux sur linkedin / mes canaux de communication habituels pour valoriser mon engagement, trouver plus de missions rémunérées à côté pour être moins en tension économique, revenir à pourquoi je me suis engagée dans les joyeux audacieux à la base et imaginer ce que j’aimerais que mon rôle soit
5. Imaginer ensemble des options
C’est la partie créative du processus ! Le moment où nous inventons le maximum d’idées pour répondre au sujet du jour. Ce processus suit généralement 2 étapes :
La divergence : le moment où les idées fusent dans tous les sens, où on cherche la quantité plus que la qualité des idées
La convergence : le moment où l’on trie les idées, et où on applique des filtres pour parvenir à un choix. Par exemple : comparaison par rapport aux intérêts prioritaires, mise en perspective avec des critères financiers / temporels.
Exemple des options qui sont ressorties pendant nos échanges : faire tourner les rôles de gestion de l’équipe, monter une entreprise ensemble, passer tous nos événements bénévoles en événements rémunérateurs, monter une offre entreprise, clôturer une partie des joyeux audacieux, départ de certain.es membres de l’équipe, faire rentrer de nouvelles personnes dans l’équipe…
6. Choisir et clôturer (et clarifier, clarifier, clarifier)
La dernière étape, et pas la moindre, est de choisir une ou des options, et de clarifier leur mise en application :
Quoi : qu’est-ce qui est décidé ?
Comment : comment est-ce que cela va être mis en oeuvre ? Quelles actions concrètes ? Quels moyens ? Quelles ressources ? Quelles modalités
Quand : quel est le calendrier ?
Qui : quels sont les rôles ?
Réajustement : comment réajuste t’on les décisions si besoin ? Comment va t’on les suivre sur le temps moyen / long ?
L’important à ce stade là : clarifier, clarifier, clarifier !
❓La question de la semaine : de quelle fin pourriez-vous prendre soin ?
Pour explorer votre relation collective aux fins en tant qu’équipe, vous pouvez créer une discussion d’équipe autour des thèmes suivants :
Comment vivons-nous les départs dans notre équipe ?
Comment avons-nous envie de les vivre ?
Quels processus pouvons-nous mettre en soin pour que les départs prennent soin des relations à long terme ?
Pour approfondir cette thématique, vous pouvez écouter cet épisode avec Flora Clodic-Tanguy sur la clôture du magazine Yggdrasil
🛑 Pour explorer vos intérêts, vos besoins et comment en prendre soin, rejoignez le défi Sincérité Radicale pendant le mois de novembre.
🤝 Pour développer vos compétences de collaboration, rejoignez-moi pour la formation Radical Collaboration. Prochaines dates : 9-10 décembre et 13-14 janvier à Annecy, 6-8 février 2025 à Lyon, 3-5 mars à Nantes, 3-5 avril à Annecy et 21-24 mai en résidentiel dans le jura. Inscriptions à ce lien. laissez-moi votre mail pour être informé.es d’autres dates à ce lien.
Dans les éditions précédentes de Construire des Ponts
Laisser de la place à la colère - exprimer sa colère sans détruire les relations
Quand l’organisation prend soin des relations (tout n’est pas histoire de responsabilité individuelle)
Le pouvoir de l’appréciation - ou comment devenir supporteur / supportrice
Prendre soin des conflits (car ils sont inévitables, et utiles !)
Oser la sincérité radicale ( ce n’est pas l’honnêteté brutale ni l’empathie toxique)
Créer les conditions de l’écoute (ça ne suffit pas de bien écouter)
Dire non pour prendre soin de la relation (où vous découvrirez la carte de fidélité au non)
Coopérer avec ses concurrents (peut être découvrirez-vous de nouvelles zones d’opportunité)
Penser long terme (parfois les solutions que nous essayons sont de fausses bonnes idées)
Revenir à son intention (garder le cap, même en cas de conflit)
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