Entraide v.s meilleure version de soi-même
Comment développer des systèmes de soutien et de solidarité au travail
“Devenir la meilleure version de soi-même”, “débloquer ses blocages”, “dépasser ses croyances limitantes”…
J’ai plongé pendant plusieurs années dans le monde du développement personnel, que j’ai adoré découvrir. J’y ai appris à mieux me connaître, mes biais, mon potentiel. J’y ai renforcé mon indépendance, mon autonomie, j’y ai tissé des liens avec des personnes passionnées de changement, et vu à quel point je pouvais évoluer et grandir.
Mais je m’y suis perdue, dans une illusion d’atteindre une version parfaite de moi-même.
Alors que le soin de soi était à l’origine une pratique militante (nous y reviendrons), il s’est transformé en norme sociétale et injonction à faire mieux. A “réussir” ses relations, son épanouissement personnel… Avec des belles réussites, mais aussi des écueils, comme par exemple du perfectionnisme, une recherche de dépassement disproportionnée.
Dans l’édition de cette newsletter, j’explore ces dérives, pour ensuite aller regarder une vision plus collective du soin (en en explorant aussi les limites - l’excès de collectif a aussi ses écueils), puis des idées concrètes pour construire des systèmes de soutien au travail.
Parce que tout ne doit pas se faire seul·e
Parce que nous pouvons construire d’autres récits collectifs que le modèle des héros solitaires.
Parce que, pour développer la résilience de nos territoires, adresser les sujets et crises complexes, se soutenir est indispensable.
Et parce que nous sommes des êtres profondément sociaux.
Pour démarrer, j’avais envie de vous partager un pas de côté.
Et si au lieu des prescriptions individualistes (“prenez tel médicament”, “faites tant de séances de sport…”, on systématisait les prescriptions sociales ? C’est l’idée d’orienter des personnes en souffrance vers des activités collectives ou ressources communautaires non médicales. Par exemple, en tant que maison de santé, orienter des patient·es vers des ateliers collectifs de cuisine, des groupes de parole…
Ambiance musicale de la newsletter (PS : retrouvez la playlist complète Construire des Ponts à ce lien)
💡Du soin de soi au soutien collectif
J’observe une forme de popularité de l’idée de prendre soin de soi, notamment avec l’essor du développement personnel. Une des origines de l’idée de “soin de soi” se trouve dans le militantisme, notamment chez les militantes pour les droits civiques afro-américaines.
“Prendre soin de soi ne relève pas de l’indulgence envers soi-même, mais de la préservation. C’est un acte de guerre politique.” Audre Lorde, activiste, poétesse queer noire américaine, 1988, A burst of light
Les décennies d’après, le soin de soi a continué de s’étendre dans les milieux militants, mais s’est aussi constitué en métiers, et est devenu une industrie à part entière. En 2020, le marché du bien-être atteint un chiffre d’affaires de 133 milliards de dollars (source : Camille Teste, Politiser le bien-être), qui couvre une grande variété d’activités, des salons de coiffure, aux applications de méditation, en passant par la nutrition, la médecine traditionnelle, la santé mentale…
“Prends soin de toi” - les dérives possibles d’un système qui met toute la responsabilité du soin sur les individus
Une sur-responsabilisation des individus et négation de l’impact des autres / organisations sur nous.
Par exemple, en cas de conflit dans une équipe, sur-responsabiliser les individus, voire les pathologiser pour qu’ils “résolvent leur partie du problème”, sans chercher à voir le rôle de l’organisation (par exemple : la répartition des rôles, fiches de poste, charge de travail…)
Or, nous ne sommes pas isolé·es les un·es des autres, les actions des autres ont un impact sur nous.
Epuisement personnel - je pense à toutes ces personnes que j’ai rencontrées et qui me racontent avoir fait une overdose de développement personnel, et de toutes les injonctions internalisées qu’elles y avait apprises.
C’est le paradoxe dont parle le Dr. Travis Heath dans sa conférence d’une jeune maman à qui on dit de prendre soin d’elle, alors qu’une solution serait aussi que son entourage la soutienne plus.
La comparaison constante à des modèles de vie “parfaits”, et le refus des imperfections / complexes, de vivre des émotions désagréables, qui peuvent mener à des états dépressifs et isolants. (Voir le travail de Brené Brown sur la honte à ce propos).
Isolement : plutôt que de construire des réseaux de solidarité et des liens de soutien avec les personnes qui nous entourent, un développement personnel très focalisé sur les personnes peut conduire à les isoler.
L’univers du développement personnel n’est pas le seul à remettre en perspective sur ces phénomènes que je décris. Le perfectionnisme peut aussi prendre racine dans notre éducation, notre vécu familial. Par exemple, une figure parentale qui vous encourage lorsque vous montrez des émotions agréables pour elle, mais qui fronce / vous rejette lorsque vous montrez des émotions désagréables pour elle.
D’un extrême à l’autre - de la tentation de la fusion
Je crois fondamentalement que nos organisations, relations, systèmes, structures collectives, citoyennes, politiques ont besoin de plus de formes de soutien collectifs. Après des décennies à individuer les personnes, à réduire les réseaux de solidarité, en réinstituer est absolument nécessaire.
Cependant, le but n’est pas non plus de tomber dans un “tout-collectif”, qui pourrait avoir comme écueils :
Le sur-engagement, phénomène particulièrement poignant dans le milieu associatif, où la recherche de soin collectif peut se faire au détriment de certain·es individus. (à ce sujet, vous pouvez lire le baromètre de la santé mentale des dirigeants à impact de Ticket for change)
La recherche d’une participation de toutes et tous à tout et un potentiel manque d’efficacité
“En 2020, nous avons expérimenté une gouvernance très horizontale. Chacun·e était entrepreneur de son périmètre, chacun·e pouvait avoir plusieurs rôles, prendre des responsabilités dans l’organisation, s’impliquer dans des chantiers transverses et des décisions clés. Notre comité de décision (équivalent codir) était constitué de 7 représentants d’équipes et renouvelé tous les 2 ans.
C’était vivant, enthousiasmant… et épuisant.
Avec le temps, les limites se sont fait sentir : dispersion, flou sur les rôles, processus de décision parfois inefficaces. En 2023, nous avons collectivement décidé de réintroduire un peu plus de clarté, de structure, de “verticalité choisie”.
Et cette décision a émergé d’un constat partagé par la force du collectif.” Ticket for change, dans son article Prendre soin de notre culture collaborative
La fusion des individus dans le collectif et l’oubli des identités individuelles
L’université du Nous parle par exemple de “Nous symbiotique” dans une des étapes possibles de la vie d’une équipe
“Cette phase groupale est parfois mal vécue par les personnes qui sont orientées sur le projet et sa mise en œuvre productive, qui trouvent difficile de vivre des états collectifs d’effusion “gluante” ou ont peur de se dissoudre, de perdre leur identité dans ce Nous qui gomme les différences.” Réinventons le faire ensemble, L’université du nous.
🧰 L’outil de la semaine - Construire des systèmes de soutien
Dans cette partie de la newsletter, je développe 3 exemples de systèmes de soutien collectif dans les organisations : la mise en question et adaptation des systèmes d’organisation, les systèmes d’entraide et les communautés apprenantes.
⚖️ Questionner et rééquilibrer l’organisation du travail
C’est le moment pour une histoire
L’année dernière j’ai co-mené un programme de Travail Qui Relie avec mes acolytes Solène Dailloux et Layla Levy, au sein du Bûcher. Nous avons mis 9 mois à préparer ce programme, et 9 mois à l’animer. Au fur et à mesure de ces 18 mois de collaboration, nous avons connu des grands changements personnels, professionnels et notre collaboration a été un espace de soutien et de solidarité extrêmement fort.
Quelques exemples :
L’ajustement du modèle économique à nos réalités économiques respectives. Par exemple, au moment où l’une d’entre nous avait moins de rentrées financières, nous avons réajusté les charges de travail pour qu’elle puisse prendre une plus grande partie du travail et se rémunérer plus sur le projet
L’ajustement des animations. A quelques jours de la retraite en présentiel que nous devions animer, une des personnes de mon entourage très proche a vécu une grosse crise de santé mentale. Grâce à Solène & Layla j’ai pu ne pas venir à la retraite et soutenir cette personne dans cet épisode.
Avec du recul, ce qui m’a aidée à être dans ce lien de solidarité :
Le cadre très clair du Bûcher, structure qui hébergeait notre programme, avec notamment ces principes :
Incarner ce que l’on prône dans le programme dans nos mots et actions
Justice économique : chaque personne est rémunérée de manière juste
Soin des relations : pouvoir échanger, changer et grandir à travers le programme
Les valeurs de collaboration que nous avions posées, notamment l’optimalisme (faire du mieux que l’on peut), et l’écoute (ajuster le déroulé à ce qu’on ressent des besoins du groupe et de nos propres besoins)
“Si on prend la question de l'argent qui est un des endroits où la réciprocité vient vraiment se jouer, c'est d'avoir un accord de départ. Et de vérifier 3 mois après : est-ce que ça fonctionne toujours ou est-ce qu'il y a des ajustements ? Est ce qu'en fait on voit qu'untel en a fait beaucoup plus dans le projet et ça semble normal que la personne un peu plus ?” Claire Garin, Interview La réciprocité dans les relations
Un autre exemple me vient en tête quand je pense à un collègue qui a accompagné sa collègue dans son retour à l’emploi après un mi-temps thérapeutique, en prenant plus de travail administratif de son côté, pour lui permettre un retour doux à l’emploi
Pour agir au niveau du système organisationnel, une de mes pratiques préférées est de faire des points réguliers avec les personnes avec lesquelles vous collaborez pour : questionner l’équilibre dans la relation.
➡️ A ce lien un guide de discussion que vous pouvez utiliser
“L’égalité c’est donner la même chaussure à tout le monde ; l’équité, c’est donner la bonne poiture à chacun. En s’adaptant aux besoins de ses membres, la communauté peut réduire les inégalités qui les séparent et ainsi favoriser un sentiment de réciprocité qui renforcera leur coopération”. Hugo Paul, Faire tribu
Illustration originale jeRetiens.
🤝 Mettre en place des systèmes d’entraide
Installer des systèmes d’entraide, c’est sortir de l’illusion qu’on peut tout faire tout seul tout le temps. Sortir de l’illusion que nous serions toutes-puissantes, tous-puissants, et invulnérables.
Installer des systèmes d’entraide, c’est également :
Multiplier les points de vue sur des sujets et accéder à de nouvelles idées
Construire des relations de travail où les uns et les autres se soutiennent (ce qui est une posture plus efficace en temps de crise / problème, qu’une posture compétitive de moi vs toi)
Distribuer la charge mentale de certains projets, et accéder plus rapidement à des idées pour résoudre des défis
“En te lisant je pense à toutes les fois où mon "associée de cœur" m'a dit "comment est-ce que je peux t'aider" face à une situation professionnelle difficile, à toutes les fois où elle m'a partagé des conseils et outils pile-poile pertinents par rapport au sujet du jour. On a ritualisé pendant nos premières années d'expérience entrepreneuriale des réunions d'entraide chaque semaine, et je crois que ça a été un "soin continu" pour moi !” Une réponse de Laurène Job à une recherche de témoignages que j’avais menée sur LinkedIn sur le soin.
Quelques exemples de systèmes d’entraide :
Créer des collectifs de pair·es / personnes partageant le même métier ou des expériences de vie communes. Par exemple, une communauté interne pour les spécialistes des questions de facilitation dans un collectif.
Accompagner des personnes qui rejoignent une équipe avec un·e mentor·e
Lors d’une difficulté vécue par quelqu’un, solliciter son entourage proche et le faire venir dans un accompagnement : pour que cette personne ne soit pas seule à évoluer, changer, grandir, mais qu’elle le fasse en étant soutenue par sa communauté. Voir le témoignage de Travis Heath ci-dessous à ce sujet.
Mettre en place des binômes / échanges réguliers avec des pair·es
Par exemple, après une formation, mettre en place des systèmes de binôme systématiques, qui encouragent les personnes à pratiquer sur le temps long
De mon côté, j’ai mis en place des appels réguliers avec plusieurs pair·es entrepreneur·es depuis quelques années, sur un modèle de mastermind. Nous nous appelons 30 minutes tous les 15 jours pour partager nos réussites, nos défis et nos idées pour soutenir l’autre personne.
Pour faciliter les réunions et échanges dans les systèmes de soutien, vous pouvez vous appuyer sur des méthodologies soutenantes, comme la méthodologie du co-développement (d’ailleurs, je vous recommande à cette occasion les formations au co-développement organisées par mon collègue Thomas E.Gérard)
🎓 Apprendre ensemble
Apprendre ensemble revient à créer des espaces de sécurité psychologique d’apprentissage, où prendre des risques, tester, échouer, apprendre est sécurisé pour les personnes qui en font partie.
“En gouvernance, nous avons besoin d’espaces de discussion courageux entre dirigeants. Il ne s’agit plus de rester à la surface, mais d’oser des confrontations intelligentes et constructives. Ce méta-sujet écologique et économique appelle une nouvelle manière de faire alliance entre décideurs”. Frédérique Refalo, DGA, M6 Publicité, cité dans le rapport Regen Spaces.
Quelques exemples :
Rejoindre des dynamiques collectives pour faciliter des changements, comme celui de la Convention des Entreprises pour le Climat où, au lieu de monter des changements chacun dans son côté, des entreprises qui souhaitent transformer leurs modèles d’affaires face aux défis environnementaux et sociaux, le font en collectif (échangeant parfois même avec leurs concurrents pendant le processus).
Rejoindre des arpentages, expériences de lecture collective en ligne pour découvrir des ouvrages passionnants rendus vivants par l'éducation populaire ! (par exemple le club d’arpentage)
De mon côté je contribue à la communauté de pratique des personnes certifiées en Radical Collaboration en France. Et j’ai constitué une communauté d’alumnis des formations que j’anime, pour faciliter la création de liens après les formations (liens qui peuvent perdurer pendant des années)
❓ La question de la semaine : Dans quelles relations / collectifs puis-je recevoir / proposer du soutien ?
Pour approfondir ce sujet
Article “Ce que j'ai découvert et appris durant 1 an à explorer nos fractures et nos liens” - Arnaud Goulliart
Camille Teste, Politiser le bien-être
Olivier Hamant, La troisième voie du vivant
L’article Prendre soin de notre culture collaborative, par Ticket for change
Ressources de l’Université du Nous et leur livre “Ré-inventons le faire ensemble”
Adam Kahane, Pouvoir et amour (lire mon résumé à ce lien)
Hugo Paul, Faire Tribu - Le livre et la newsletter
L’interview de Claire Garin - Réciprocité dans les relations, podcast l’Aventure du Lien
Conférence TEDx de Travis Heath - Self Care to Communities of Care
🛑 Pour développer votre capacité à vous écouter et écouter les autres, rejoignez le défi Sincérité Radicale - prochaine session à l’automne.
👋 Prochaines dates :
En ligne - Ateliers mensuels de Construire des Ponts !
8 juillet 2025 15h30-17h30 : Développer son écoute
[→ Voir la newsletter à ce lien]18 septembre 2025 15h30-17h30 : Cultiver la sécurité psychologique au travail
[→ Voir la newsletter à ce lien]14 octobre 2025 15h30-17h30 : Poser, écouter et respecter des limites.
16 décembre 2025 15h30-17h30 : Laisser de la place à la colère
En présentiel - Formation Radical Collaboration Inscriptions à ce lien.
Nantes 15-17 juillet - coanimée avec Anaïs Mayet, Jeannine Le Courtois et Amélie Bridot
Nantes 15-16 septembre + 16-17 octobre
Landes 24-27 septembre en résidentiel - coanimée avec Alizée Eychenne
Nantes 3-5 novembre
Lyon - 4-6 février 2026 - coanimée avec Katia Prache
Dans les éditions précédentes de Construire des Ponts
De la confiance à la demande d'aide - comment créer un cadre qui autorise à demander de l'aide
Réhabiliter le désaccord - et si nous avions besoin du désaccord ?
Et si nos organisations prenaient le temps du lien ? - comment inclure le soin comme un sujet récurrent dans une équipe
Sortir de l’escalade du conflit par la pause, faire une pause n’est pas une fuite
Sortir des conseils non sollicités - Soutenir avec écoute
Et si on créait plus de sécurité psychologique au travail ? Au lieu d’exiger plus d’authenticité.
Les limites, épisode 2 - Ecouter et respecter les limites des autres
Les histoires qu’on se raconte et comment les vérifier (ou pas) - le rôle des suppositions dans la communication
L’effet boomerang de l’honnêteté - comment sortir de l’honnêteté brutale
Faire une excuse en sincérité radicale - de la honte à la responsabilité, une invitation à s’excuser sans se justifier
Les ruptures professionnelles sont de vraies ruptures - comment mener nos ruptures professionnelles en prenant soin du lien ?
Laisser de la place à la colère - exprimer sa colère sans détruire les relations
Quand l’organisation prend soin des relations (tout n’est pas histoire de responsabilité individuelle)
Le pouvoir de l’appréciation - ou comment devenir supporteur / supportrice
Prendre soin des conflits (car ils sont inévitables, et utiles !)
Oser la sincérité radicale ( ce n’est pas l’honnêteté brutale ni l’empathie toxique)
Créer les conditions de l’écoute (ça ne suffit pas de bien écouter)
Dire non pour prendre soin de la relation (où vous découvrirez la carte de fidélité au non)
Coopérer avec ses concurrents (peut être découvrirez-vous de nouvelles zones d’opportunité)
Penser long terme (parfois les solutions que nous essayons sont de fausses bonnes idées)
Revenir à son intention (garder le cap, même en cas de conflit)
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